William Assanvo est chercheur au sein du bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le lac Tchad de l’Institut d’études de sécurité (ISS). Dans un rapport publié lundi 18 septembre, il analyse les liens entre groupes extrémistes violents et activités socio-économiques licites et illicites dans le nord-est de la Côte d’Ivoire entre 2019 et 2022.
La menace djihadiste venue du Sahel s’est étendue ces dernières années vers les zones frontalières septentrionales des pays côtiers d’Afrique de l’Ouest. Quels sont les groupes extrémistes violents identifiés au nord de la Côte d’Ivoire, et plus particulièrement au nord-est ?
William Assanvo Aucune des attaques qui ont été menées dans cette partie du pays n’a été revendiquée. Mais, d’après les investigations policières, c’est le nom du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), filiale d’Al-Qaida dans la région, qui revient. Et en particulier les groupes liés à la katiba Macina – active dans le centre du Mali et dans une partie du Burkina Faso – et le groupe d’origine burkinabé Ansarul Islam.
Comment les djihadistes sont-ils parvenus à s’intégrer au tissu économique local ?
Pour mener leurs activités et s’étendre, tous ces groupes ont des besoins élémentaires et opérationnels à satisfaire. Il leur faut non seulement de la nourriture et des médicaments, mais aussi du carburant, des motos, des armes, des munitions, des engrais chimiques pour la fabrication d’engins explosifs… Ils trouvent les moyens de se les procurer en s’impliquant dans des activités socio-économiques, lesquelles sont souvent illicites, mais pas seulement.
Nous nous sommes principalement concentrés sur l’économie du bétail sur pied et de l’orpaillage illégal. Dans le premier cas, il y a eu une forme de chantage, voire d’intimidation. Si les éleveurs voulaient conserver leurs animaux, ils étaient contraints de se placer sous la protection de ces groupes, qui attendaient d’eux en retour certains services. Rappelons qu’ils opèrent dans la région frontalière entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso. C’est une zone isolée, où l’Etat était peu présent, et où les populations étaient confrontées à toutes sortes de vulnérabilités.
Y a-t-il eu des résistances sur place ?
Oui, certains habitants ont quitté la zone pour échapper à l’insécurité et aux pressions, et se sont déplacés plus au sud. Mais beaucoup sont restés, faute d’alternative. Malgré le chantage, exprimé de manière plus ou moins explicite, les djihadistes n’étaient pas toujours dans une posture d’oppression, et des habitants ont collaboré, pour protéger leur activité socio-économique, se protéger eux-mêmes et leur famille. D’autant que, souvent, les groupes armés proposent un financement pour l’achat et la vente du bétail en échange d’une contribution annuelle, en espèce ou en nature.
Pour les djihadistes, ces rapprochements sont très utiles : ils leur permettent de bénéficier d’un réseau de partenaires commerciaux, qui leur fournissent des renseignements et des approvisionnements, ainsi que des gains financiers substantiels. On ne peut également pas exclure que certains de ces acteurs aient adhéré à la rhétorique des groupes. Une association facilitée par les liens communautaires et le fait qu’il n’était pas question de prendre les armes.
La dynamique est-elle la même pour l’orpaillage ?
Oui. Même si la présence des djihadistes a ralenti l’activité, l’orpaillage illégal a continué dans la zone, ce qui suggère des formes d’entente entre les deux parties. Les groupes armés ont autorisé les orpailleurs qui travaillaient avec eux à poursuivre leurs activités sans crainte de représailles. La collaboration qui en découlait s’appuyait aussi sur des propositions de financement.
Vous indiquez aussi dans l’étude que ces groupes djihadistes collaborent avec plusieurs communautés…
En effet. On se focalise en général, à tort, sur les Peuls. Or les djihadistes parviennent à ratisser large et à s’associer à des membres d’autres communautés. La logique communautaire existe, mais s’y superpose une logique qu’on peut qualifier de fonctionnelle : la priorité pour les djihadistes est de satisfaire leurs besoins. Parmi les personnes qui ont contribué aux réseaux d’approvisionnement mis en place, on a notamment pu identifier des Lobi et des Mossi.
Après la série d’attaques terroristes enregistrée entre 2020 et 2021, le nord-est de la Côte d’Ivoire connaît une période d’accalmie. Comment le gouvernement ivoirien pourrait-il la mettre à profit dans le but d’assécher les sources de revenus et les filières de recrutement des groupes extrémistes ?
On a tendance à se focaliser sur les attaques, et, lorsqu’il n’y en a pas, on a l’illusion que le problème a été circonscrit, voire résolu. Ce calme relatif sur le plan sécuritaire doit pousser à s’intéresser aux dynamiques invisibles qui sont à l’œuvre en lien avec le financement, le recrutement et le ravitaillement des groupes.
Pour l’économie du bétail, il est important de faire appliquer la réglementation ivoirienne sur la transhumance et le déplacement des bêtes, en renforçant la traçabilité et le contrôle de l’origine des animaux. Pour l’orpaillage illégal, des efforts ont été entrepris ces dernières années dans les domaines de la sécurité et de la régulation, mais les résultats ne sont pas encore au rendez-vous.
Les changements de régimes au Mali et au Burkina ont-ils complexifié la lutte contre les groupes djihadistes dans le nord ?
La situation sociopolitique au Mali et au Burkina Faso a eu un impact sur la coopération avec la Côte d’Ivoire, particulièrement sur les plans militaire et sécuritaire. Si cette coopération a été en dents de scie avec le Burkina Faso au cours des vingt derniers mois, elle a significativement pris du plomb dans l’aile avec le Mali, encore plus du fait de la crise au sujet des 49 soldats ivoiriens détenus à Bamako entre juillet 2022 et janvier 2023.
La difficulté pour les autorités de transition au Burkina Faso à faire face à la multiplicité des fronts qui ont émergé au cours des sept dernières années ne lui a pas permis d’accorder à leur zone frontalière commune l’attention que la Côte d’Ivoire aurait souhaité lui voir porter. L’absence d’une riposte efficace, côté burkinabé notamment, et concertée a joué un rôle dans la persistance d’un foyer d’insécurité qui menace le nord de la Côte d’Ivoire, au même titre que des vulnérabilités socio-économiques et sécuritaires propres à cette région.
Ces groupes terroristes menacent-ils Abidjan aujourd’hui ?
Qu’Abidjan puisse être considérée comme une cible pour des groupes terroristes est une possibilité que l’on ne peut pas exclure. Rappelons qu’en 2018 et en 2019, il y a eu des informations de presse suggérant de possibles projets d’attaques contre plusieurs lieux à Abidjan. C’est le cœur du pouvoir et des activités politiques, administratives et socio-économiques de la Côte d’Ivoire et, en ce sens, c’est un symbole important. Une attaque dans la ville représenterait un coup d’éclat non négligeable pour le groupe qui en serait responsable. Le fait que la menace se soit concentrée au cours des dernières années dans la zone frontalière nord-est n’exclut pas ce risque.