« Un endroit inconvénient », de Jonathan Littell et Antoine d’Agata, Gallimard, 350 p., 21 €, numérique 15 €.
Une rue paisible, des façades « coquettes », des commerces, puis, « tout à coup », une maison éventrée. Plus loin, des arbres arrachés, des carcasses de voitures, un morceau de tôle qui grince dans le vent. Ou cette cave, qui garde les marques des viols à répétition commis par les soldats russes sur plusieurs femmes et de l’assassinat de l’une d’elles, retrouvée après leur départ « la tête éclatée, les jambes et le ventre tailladés au couteau ».
En mai 2022, l’écrivain Jonathan Littell et le photographe Antoine d’Agata sont à Boutcha, dans la périphérie de Kiev, pour « M Le magazine du Monde ». Ils ont en main le plan, que vient de publier le New York Times, des tueries commises par les forces russes quand elles occupaient la ville, du 27 février au 31 mars. Selon le procureur général d’Ukraine, les corps de 637 civils ont été exhumés, soit 12 % de la population restée sur place après le début de l’agression russe, le 24 février. La vie reprend avec une étrange douceur, mais la déflagration du crime ressurgit partout pendant que les deux hommes avancent dans les rues. Textes et images mêlés, Un endroit inconvénient, le livre qu’ils ont tiré de ce reportage et d’autres, en constitue un glaçant relevé topographique.
Jonathan Littell observe et écoute, recueille des témoignages, les recoupe, les interprète, les replace dans les lieux qu’il arpente. Antoine d’Agata, à son côté, saisit un visage, le geste d’une femme qui raconte, une tombe ouverte, une salle de torture, des corps jetés au sol. Par son art de l’apparition brute – plans serrés, denses, lumière basse, comme piégée par les corps et les matières –, le photographe invente un langage visuel aussi efficace à mettre au jour la réalité concrète de la guerre que l’est la langue précise, martelée, obsessionnelle de Littell.
Mais il partage aussi avec lui l’impuissance du témoin venu trop tard. Un sentiment d’éloignement irrémédiable qui traverse ce livre ardent et précautionneux, où accepter de rester sur le seuil d’une horreur inimaginable devient une méthode d’investigation. Laquelle était déjà au cœur du projet qui les avait d’abord entraînés en Ukraine. C’était début 2021. Sur la suggestion d’un ami, Jonathan Littell décidait d’écrire un livre sur Babi Yar, dans le nord de Kiev, où, du 29 septembre 1941 à la fin de l’occupation nazie de la ville, en novembre 1943, 100 000 personnes, aux deux tiers juives, furent assassinées par les Allemands avec l’aide d’auxiliaires ukrainiens.
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